Fondements de C.A.R.E.*
Et analyse de la comptabilité multi-capitaux
Pourquoi CARE?
Retour sur l'analyse critique de la comptabilité et de l'économie formulée par CARE, couplant une analyse écologique, menant au développement scientifique de CARE.
Retour sur les notions de "capital" et l'approche spécifique du capital selon CARE
Mise à jour: 09/02/2022
On peut modéliser l’architecture organisationnelle, et donc le cadre conceptuel comptable, déjà dans une perspective financière, selon deux grands modèles :
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l’un qu’on peut qualifier de "traditionnel" (que nous appellerons Modèle 1);
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et l’autre renvoyant à l'économie "néoclassique" (que nous appellerons Modèle 2).
Références sur les deux modèles:
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Rapport pour l'Autorité des Normes Comptables: Rambaud, A., & Richard, J. (2019). Le capital : analyse croisée comptable, économique et historique
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Rambaud, A., & Chenet, H. (2021). How to re-conceptualise and re-integrate climate-related finance into society through ecological accounting? Bankers, Markets and Investors, 166, 20–43
Ces modèles permettent dans le même temps de revenir:
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sur la notion de "capital", concept sur lequel nous insisterons, car il est au cœur des enjeux financiers et socio-environnementaux, et que la comptabilité (ainsi que CARE) interroge à nouveaux frais;
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sur le lien avec la finance.
Références sur la notion de capital (et son évolution):
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Rapport pour l'Autorité des Normes Comptables: Rambaud, A., & Richard, J. (2019). Le capital : analyse croisée comptable, économique et historique
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Richard, J. & Rambaud, A. (2022). Capital in the History of Accounting and Economic Thought (Capitalism, Ecology and Democracy). Routledge
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Nobes, C. (2015). Accounting for capital: the evolution of an idea. Accounting and Business Research, 45, 413–441
Par ailleurs, ces deux modèles conduisent à comprendre les modalités d'intégration de l'extra-financier en comptabilité. Dans ce contexte:
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une analyse mobilisant les résultats des modélisations bioéconomiques montre que l'approche de l'extra-financier selon le modèle 2 est globalement incompatible avec les enjeux de préservation écologique;
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à partir de ce constat, CARE correspond dès lors à l'extension systématisée du modèle 1 aux enjeux socio-environnementaux (cf. aussi Qu'est-ce que CARE?)
Modèle 1: Modèle "traditionnel"
Nous parlons ici de modèle "traditionnel" car il correspond à la perspective classique comptable en usage depuis au moins le Moyen-Age et qui est toujours au cœur de la gestion des organisations dans leur « vie de tous les jours ». La plupart des normes comptables d’Europe continentale, et de nombreuses autres au niveau international, sont basées sur cette vision.
Ce modèle, d'un point de vue financier, repose sur une question centrale : "Où puis-je, en tant qu'entrepreneur, trouver des fonds ? Qui me les fournira et à quelles conditions ?"
et sur l'idée que la recherche de ces financements ne dépend pas d'un marché idéalisé, efficient. Ainsi, cette recherche de fonds conduit à reconnaître une unicité des transactions et des financeurs, une singularité des relations entre l'entrepreneur et les financeurs.
Dans ces conditions, la finance selon ce point de vue, traditionnel, n'est donc qu'un simple moyen d'apporter de l'argent (des fonds) à l'économie réelle (les entreprises), un outil qui alloue principalement l'épargne excédentaire des ménages aux entreprises contre une « récompense » financière.
Toujours selon cette approche, les objectifs d'une entreprise et des investissements sont multiples et ne sont pas centrés sur la maximisation des dividendes : en particulier, ils reposent sur la volonté de stabiliser dans le temps l'entreprise en tant que telle, conduisant à privilégier une stabilité des profits (potentiellement faibles mais stables).
Le rôle de la comptabilité financière dans ce contexte est ainsi de répondre à la question : "Qu'a fait la direction avec les fonds qui lui ont été confiés ?".
Il s’agit pour l’entreprise de garantir a minima le remboursement des fonds apportés (solvabilité), de bien gérer l’argent apporté (avec une notion, notamment, de profits sur le long terme), de se stabiliser dans le temps pour continuer d’exister.
Le focus est donc sur l’entreprise, en tant que projet collectif, et le gestionnaire.
Le premier modèle correspond ainsi à la comptabilité en coûts historiques (CH), une approche comptable structurée:
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pour faire preuve de "responsabilité" (accountability) en termes d'information aux apporteurs de fonds, sur le déploiement et l'usage de ces fonds par la direction;
Le CH est par ailleurs basé sur règles/conventions et focalisé sur les transactions, toutes singulières, sans supposition de marchés efficients. Dans ces conditions, le chiffre comptable n’est ainsi pas supposé objectif ; par contre, il existe une nécessité d’avoir des chiffres vérifiables (principe de « reliability ») dans leur construction.
Le système comptable selon ce modèle peut être résumé de cette manière:
Fig. 1
Le système financier et comptable traditionnel (modèle 1)
le suivi des flux de capital financier, en tant qu' « argent à rembourser », et le contrôle de ses emplois, de ses consommations ainsi que de la capacité à le rembourser (le préserver) et à créer un surplus
(La figure 1 est basée sur un inventaire permanent et donc sur une classification des charges par fonction)
Tout d'abord, ce modèle repose sur la vision historique du "capital".
En effet, historiquement, le terme "capital" provient notamment de l'expression latine "caput pecuniae" ("tête"/part principale de l'argent - prêté-): il s'agissait donc de la partie principale d'une dette en argent, indépendamment de tout ajout/intérêt.
Le capital, jusqu'à la fin du Moyen Âge/début de la Renaissance, était donc purement monétaire, sans référence à une quelconque notion de productivité, et était dissocié de toute addition (intérêt) augmentant la valeur du prêt initial. Le capital était une notion juridique/administrative et non directement économique.
C'est sur cette conception du capital que s'est fondée la comptabilité traditionnelle, toujours en usage au coeur de la pratique des entreprises, à commencer par le contrôle de gestion.
De ce point de vue, le mécanisme fondamental de la finance et de la comptabilité part des apports directs ou indirects de capitaux (financiers) - au sens donc historique -, qui apparaissent dès lors comme des avances monétaires et en conséquence comme de l’"argent à rembourser" - des dettes monétaires.
NB: Les apports indirects correspondent par exemple aux dettes envers les fournisseurs. Dans ce cas, les fournisseurs fournissent implicitement de l'argent, qui est directement utilisé pour acheter leurs biens. La dette correspondante est d'ailleurs bien monétaire.
Dans ce contexte, le compte dénommé "capital" ne correspond qu'au capital (comme dette monétaire) initialement apporté par les propriétaires/actionnaires, tandis que les "capitaux propres" désignent l'ensemble des capitaux apportés et donc dus, d'une manière ou d'une autre, aux propriétaires/actionnaires : les "capitaux propres" sont donc une dette envers les propriétaires/actionnaires.
NB: L'utilisation du mot "capital" pour désigner le compte "capital" doit être strictement distinguée du capital en tant que dette monétaire. Le compte "capital", introduit à la fin du Moyen Âge signifie littéralement ce qui est "capital" pour le propriétaire.
Le passif structure et organise ces différents avances et donc les différents types de dettes. Il y a donc une sorte de mise en commun collective du capital.
La finance quant à elle ne fait référence qu'aux activités de financement qui allouent du capital financier (capital à long terme) aux entreprises.
Le capital, quelle que soit son origine, est ensuite mis à disposition (flèche 1 dans la Fig. 1) et utilisé (flèches 2) : les différentes utilisations du capital constituent les actifs - un actif, dans cette perspective, est donc un emploi particulier du capital et non un bien ou un service.
Ainsi, ce modèle distingue l'argent à rembourser (capital) - les sources des responsabilités de l'entreprise - et l'argent utilisé pour l'activité de l'entreprise - les sources de la productivité de l'entreprise.
Il est à noter que le système en partie double selon ce modèle peut être représenté par un système de flèches pointant du crédit vers le débit : la comptabilité, selon le modèle 1, vise à suivre les flux de capitaux dans les activités de l'entreprise. Les flèches de la figure correspondent ainsi à des flux (dynamiques) de valeur monétaire.
Ensuite, les charges sont des consommations de capital (flèche 3), dues aux emplois du capital, c'est-à-dire aux parties des actifs réellement utilisées pour la création de valeur.
Enfin, les ventes, qui surviennent en raison des charges (flèche 4), créent de nouvelles ressources (flèche 5), qui augmentent la trésorerie ou les créances, et qui permettent de rembourser, si nécessaire, le capital apporté et de dégager un éventuel surplus, le revenu, qui apparaît comme un bénéfice résiduel après préservation du capital.
Dans ce système, le capital est une entité indépendante de l'activité de l'entreprise : l'argent apporté à l'entreprise ne change pas de nature/valeur quelles que soient ses utilisations. L'entreprise apparaît comme une entité également indépendante du capital et de ses contributeurs, notamment les propriétaires/actionnaires : elle peut être vue comme une organisation collective, avec une substance propre (ce que l'on appelle la "théorie de l’entité" et qui est cohérente avec la stabilisation de la substance de la firme dans la vision traditionnelle" de la finance et de la comptabilité, comme expliqué plus haut).
Modèle 2: Modèle dérivé de l'économie, notamment néoclassique
Ce modèle trouve ses origines dans une évolution du concept de capital et de l'économie présente dès la fin du Moyen-Age, correspondant également à un changement de "rapport au monde", conduisant à ce qui est appelé la Modernité.
En particulier, la notion de "capital" à la base du modèle 2 est celle qui est majoritairement acceptée en économie.
Cette approche très minoritaire en comptabilité, essentiellement basée sur le modèle 1, a été reprise, structurée et imposée lors de la révolution "néoclassique" des années 1960, décrite ci-dessous.
Le modèle 2 est concrètement incarné par les normes IAS/IFRS (International Accounting Standards/International Financial Reporting Standards), établies par un organisme de droit privé, l’IASB (International Accounting Standards Board) depuis les années 1970. Les normes IAS/IFRS, rendues obligatoires pour les comptes consolidés des groupes cotés de l’UE depuis une directive de 2002, correspondent d’une certaine manière au déploiement de la pensée économiste (éloignée de la pensée comptable/gestionnaire processuelle) et surtout néoclassique au niveau des organisations.
Commençons ainsi par quelques éléments descriptifs de l'économie néoclassique.
Quelques éléments sur l'économie néoclassique
Références sur l'économie néoclassique:
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Bénicourt, E., & Guerrien, B. (2008). La théorie économique néoclassique. La Découverte.
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Arnsperger, C., & Varoufakis, Y. (2006). What Is Neoclassical Economics? The three axioms responsible for its theoretical oeuvre, practical irrelevance and, thus, discursive power. Panoeconomicus, 38, 5–18.
L’économie néoclassique, théorie dominante actuellement, apparue à la fin du 19e siècle, peut être résumée autour de plusieurs principes.
1. Les agents économiques sont uniquement des êtres humains.
2. Tout comportement humain est déterminé par la notion de "préférences" ou, plus précisément, le comportement doit être compris comme un moyen de maximiser la satisfaction des préférences. A chaque être humain est associé une fonction d'utilité, modélisant l'intégralité de ses préférences (présentes et futures).
3. Les entreprises ne sont que des fiction: seule existe la société des actionnaires/propriétaires, cherchant à maximiser leur profit (équivalent de la fonction d’utilité pour cette catégorie d’acteurs). Les entreprises sont modélisées par leur fonction de production, dont est déduit le profit.
4. La société (au sens "sociétale") n’existe pas et est en fait un "simple" agrégat d’individus : les préférences globales sociétales peuvent de déduire des préférences individuelles.
5. Un des éléments structurants de l’économie néoclassique est la notion d’équilibre des marchés, vers lequel sont censés tendre ceux-ci en situation de concurrence parfaite : il existerait ainsi des prix d’équilibre objectif.
NB: Le théorème d’Arrow-Debreu constitue un des résultats majeurs de l’économie néoclassique, en démontrant mathématiquement la convergence vers un équilibre général des marchés en concurrence parfaite, moyennant certaines hypothèses (très fortes et peu conformes à la réalité) sur les fonctions d’utilité et de production.
6. Le marché, selon la vision néoclassique, établit un lien très fort avec la problématique de l’allocation des ressources : un des plus grands aboutissements de l’économie néoclassique, à savoir les deux théorèmes du "bien-être", "montre" qu’une allocation optimale, sous certains critères et si le marché est complet, est équivalente à un équilibre de marché.
NB: Ces deux théorèmes sont très importants théoriquement mais représentent aussi le point de tension entre l’économie néoclassique et ses détracteurs, les hypothèses étant jugées inadaptées pour représenter le monde réel – ce qui a conduit par exemple, dans le cadre des questions écologiques, au développement de l’économie écologique, s’opposant en partie à l’économie néoclassique.
Un marché est complet si toutes les interactions entre agents économiques (effets des uns sur les fonctions d’utilité et de production des autres) est médiatisée, captée, par le marché.
Par définition, une externalité correspond à un effet entre agents économiques en-dehors du marché : une externalité est donc une défaillance du marché (et non un problème écologique per se par exemple).
Les externalités, en faisant que le marché n’est pas complet, créent donc une sous-optimalité de l’allocation des ressources même à l’équilibre de marché : l’internalisation des externalités visent à refaire converger équilibre de marché (avec une valeur de marché incluant les externalités) et allocation optimale de ressources (à nouveau dans le cadre d’hypothèses particulières). L’internalisation des externalités ne sert donc pas à définir un contexte de préservation écologique sur base scientifique mais à garantir une certaine répartition de ressources entre agents économiques, jugée optimale sur des critères utilitaristes.
La révolution néoclassique dans les années 1960 va conduire à intégrer ces idées et concepts dans la finance et finalement au niveau de la comptabilité.
Le modèle néoclassique dans le cadre de la finance repose notamment sur l’idée d’un marché efficient, permettant de concevoir une valeur objective – valeur d’équilibre vers laquelle doivent converger les marchés; le leitmotiv est ainsi :
"Supposez un marché boursier qui fonctionne sans problème. Expliquez ensuite chaque phénomène de l'industrie financière en fonction de la manière dont il serait évalué dans un marché aussi parfait"
Ainsi, selon cette perspective, la finance n'est plus principalement axée sur le financement des entreprises et les marchés financiers sont plutôt utilisés pour évaluer les valeurs boursières et les risques des actionnaires. En ce sens, les actionnaires sont les premiers agents économiques – notamment orientés vers le « court terme » – à satisfaire.
La liquidité des échanges est ainsi privilégiée par rapport aux nouveaux flux d'argent vers les entreprises, et les transactions sur le marché secondaire constituent en effet l'essentiel de l'activité des marchés financiers par rapport aux émissions sur le marché primaire. Dans ce cadre, l'efficacité des entreprises est redéfinie comme la capacité à maximiser les dividendes et à maintenir le prix des actions à un niveau élevé.
Un tel mouvement correspond naturellement aussi à une évolution de la comptabilité financière, qui a dû répondre à la question "Qu'est-ce que la direction espère obtenir en retour pour les actionnaires ?"
Dans ce contexte, la comptabilité doit permettre de communiquer une information fidèle (principe de l’Image Fidèle) à l’actionnaire de ce que fait le gestionnaire, en comparant ces décisions à la réalité du marché et aux gains potentiels pour l’actionnaire (battre le marché). Le modèle néoclassique fait donc référence à la comptabilité en Juste Valeur (JV), qui a été développée pour répondre aux besoins des actionnaires « à court terme » et est centrée sur le marché : La JV se concentre sur les événements économiques, sur le marché supposé efficient ; la JV correspond donc à la valeur objective vers laquelle les marchés, selon la vision néoclassique, devraient converger.
Le système comptable selon ce paradigme peut être résumé de cette manière.
Fig. 2
Le système financier et comptable néoclassique (modèle 2) :
Inventaire/rapport des valeurs pour les propriétaires/actionnaires
(Les flèches ne sont plus ici des flux de valeur, mais l’indication statique de ce qui génère de la valeur pour le propriétaire/actionnaire (flèches 1) et de ce qu’il doit (flèches 2))
Le modèle 2 repose sur une vision du "capital" radicalement différente de celle du modèle 1, qui renvoie à son acception apparue à la Renaissance, centrée sur la notion de "productivité", et majoritairement adoptée en économie. Selon cette perspective, le capital est un ensemble de "choses productives", appelées "actifs".
Le capital est ainsi, au niveau comptable, un élément isolé qui correspond à un réceptacle de valeurs - le flux de services et de trésorerie généré par des ‘choses’ (ressources) sous contrôle - pour les actionnaires, en prenant en considération qu’ils ont eux-mêmes des dettes vis-à-vis de tiers. Le capital (traduit maintenant en comptabilité par « Equity ») n'est ainsi plus une dette monétaire.
Dans ce modèle, les actifs ne sont pas des emplois du capital mais des biens, des services ou des contrats ‘concrets’, générant des flux de trésorerie pour les propriétaires/actionnaires.
La fonction de la comptabilité financière est ici de fournir une liste/un rapport (reporting) précis, pour ces derniers, des différentes ‘choses’ productives sur lesquelles ils peuvent compter ainsi que de ‘leurs’ dettes.
Ce système est donc axé sur la valeur pour les propriétaires/actionnaires. On constate également que, selon le modèle 2, le sens des flèches du système en partie double est orienté du débit vers le crédit, contrairement au modèle 1 : ce système comptable part de l'actif, base de la valeur, et non du passif.
Dans ces conditions, le "capital", dans le modèle 2, dépend directement de l'activité de l'entreprise : la façon dont les actifs sont gérés modifie les flux de trésorerie qu'ils génèrent et donc le capital. De plus, l'entreprise n'est plus une entité autonome mais est ici comprise comme un système d'optimisation de la gestion des actifs pour le compte des propriétaires/actionnaires. Le financement des entreprises repose sur la « vente » de l’Equity (capital au sens du modèle 2) et la finance se concentre sur l'évaluation boursière de l’Equity.
A partir de cette analyse, il devient possible de comprendre la façon dont les enjeux socio-environnementaux sont intégrés en comptabilité.
Les enjeux socio-environnementaux en comptabilité
La vision dominante: l'approche selon le modèle 2
La plupart des propositions de comptabilité socio-environnementale (CSE) se situent d’une façon ou d’une autre dans l’extension conceptuelle du modèle 2 aux enjeux socio-environnementaux.
Plus précisément, d’un point conceptuel, la prise en compte d’informations et de données extra-financières est très majoritairement alignée sur l’idée que les enjeux socio-environnementaux peuvent être représentés sous la forme de capitaux au sens du modèle 2. On parle dans ces conditions d’intégrer le capital naturel ou le capital humain dans la comptabilité, avec en arrière-plan le fait que ces capitaux correspondent à la mise en avant que les êtres humains et les écosystèmes sont des sources renouvelées de productivité/de création de valeur actionnariale, voire des sources de risques pour cette productivité.
La notion de comptabilité triple capital/multi-capitaux renvoie d'ailleurs souvent à cette vision basée sur le modèle 2.
En fait, seul CARE définit une notion de capital différente.
Le principe est le suivant :
le capital reste un « réceptacle » à valeurs/productivité pour le compte de l’actionnaire/propriétaire, mais on renouvelle/ « met à jour » les supports de cette productivité – on intègre de nouvelles classes d’actifs « extra-financiers ».
Ces actifs reposent sur les services que peuvent apporter des êtres humains (on parlera de compétences, savoirs, aptitudes, etc. dans ce cas) ou des entités naturelles (on parlera de services écosystémiques dans ce cas) pour créer de nouvelles opportunités ou de nouveaux risques à la création de valeur actionnariale.
Le capital humain (resp. naturel) désigne, selon cette perspective, l’ensemble des actifs provenant des services, rendus par les êtres humains (resp. la nature), capables d’influencer cette création de valeur ; ces capitaux ne désignent ainsi en rien des êtres humains ou des écosystèmes dans leur complexité, leur intégrité et leurs limites.
Les capitaux humain et naturel sont dès lors un sous-ensemble du « capital » et ils constituent une part de ce qui est appelé le capital immatériel, car fondé sur des « services » (donc immatériels) en-dehors d’un cadre contractuel/marchand classique (humains et naturels). Par exemple, dans le cas du capital humain (selon l'approche du modèle 2), les compétences sont du capital immatériel car elles augmentent la valeur actionnariale et ne sont pas régies par un contrat de travail: un contrat discute des conditions de travail, de son coût, etc., non pas de l'achat de compétences en elles-mêmes (cela est négocié lors des entretiens d'embauche). Toute la théorie des "skills", au coeur des RH actuellement, repose sur cette vision.
Selon cette optique, la productivité des actifs est théoriquement conditionnée non seulement par leur exploitation directe mais également par des facteurs externes, appelés externalités.
Par définition, une externalité (notion provenant de l’économie néoclassique) correspond à un effet positif ou négatif qu’un agent économique (individu ou entreprise, en tant qu’ensemble d’individus actionnaires) exerce sur les préférences (cf. ci-dessus) d’un autre agent économique. Ainsi la présence d’externalités devrait modifier la possibilité de créer de la valeur actionnariale.
Prenons un exemple.
Une entreprise émet des gaz à effets de serre (GES) pour assurer son activité et donc la création de valeur. Tout d’abord, cette activité repose en partie sur le fait que l’atmosphère fournit un service particulier : un service d’acceptation de polluants potentiels (les GES) (si l’entreprise ne pouvait polluer, elle ne fonctionnerait pas…). L’atmosphère donne ainsi lieu à une part de capital naturel (au sens du modèle 2) par le biais d’un service littéralement de « polluabilité ». On reconnaît dès lors uniquement l’atmosphère/le climat par le biais de sa contribution à la rentabilité de l’entreprise. Néanmoins, cette émission de GES peut participer au changement climatique et dès lors impacter négativement certains agents économiques dans leur bien-être. La pollution de l’atmosphère elle-même n’est pas une externalité (l’atmosphère n’est pas un agent économique) mais l’impact sur le bien-être des agents économiques, si. Dans ces conditions, il faudrait que l’entreprise compense cet impact/effet externe négatif : d’un côté, l’entreprise devrait donc constater un capital naturel venant d’un service de « polluabilité » atmosphérique et d’un autre côté, ce capital naturel devrait tenir compte du fait qu’il génère un effet externe négatif par son exploitation. Ce dernier élément est dénommé « internalisation des externalités » en CSE : il s’agit de tenir compte dans la CSE des effets externes causés par l’exploitation du capital naturel ou humain.
Cette vision de la CSE repose dès lors sur plusieurs principes centraux :
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les enjeux socio-environnementaux sont uniquement vus comme des sources de productivité (ou de risques pour cette productivité) et
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l’impact sur les écosystèmes eux-mêmes ne constituent pas un effet externe – ce type d’impact ne compte littéralement pas directement (seuls les impacts indirects sur les agents économiques comptent).
Précisons que cette approche de la CSE, même si elle tend à se répandre et est au cœur notamment de la philosophie de l’ISSB – qui est issu de l’IASB entre autres –, reste loin d’être développée opérationnellement et même conceptuellement.
N’existent actuellement que des propositions plus ou moins complètes, plus ou moins structurées, mais qui reposent systématiquement sur une vision de type modèle 2 pour penser, tenir compte et prendre en compte les enjeux socio-environnementaux.
On pourrait in fine admettre que cette perspective comptable, même si elle interroge d’un point de vue philosophique sur le rapport au monde sous-jacent, peut être acceptable car pouvant mener, si elle était pleinement développée, à une réelle préservation des écosystèmes et des êtres humains.
Le problème est que non.
L'incompatibilité entre l'approche selon le modèle 2 et les enjeux de préservation écologique
De nombreux résultats en bioéconomie et en écologie, en les contextualisant dans le cadre comptable, démontrent mathématiquement que les conséquences attendues d’une gestion des écosystèmes par des entreprises disposant de systèmes comptables alignés sur l’extension du modèle 2 aux enjeux extra-financiers ne sont pas compatibles avec une préservation écologique écosystémique.
Par exemple, dans le cadre de la gestion dynamique de populations végétales ou animales, le scénario de gestion optimale obtenu selon cette approche conduit à un niveau de population optimal qui doit respecter une extension de la "règle d'or de l'accumulation du capital" - affirmant que le stock de capital optimal est atteint lorsque sa productivité marginale est égale au taux d'actualisation/intérêt - au capital naturel. En clair, le modèle 2 contraint les systèmes vivants à s'aligner des exigences provenant de la gestion des machines notamment...
Cela a été démontré concrètement dans le cas des baleines, de certaines forêts, des sols, etc.
Le modèle 2, appliqué aux enjeux naturels, peut dès lors conduire à un extermination de populations végétales ou animales.
Ces résultats, qui sont incompatibles avec les exigences écologiques, résistent à l'intégration des externalités négatives et positives telles que requises dans une application pleine et entière du modèle 2.
On peut ainsi montrer qu'une telle gestion conduit inévitablement à dépasser la résilience des écosystèmes, et donc à les appauvrir systématiquement. Ce résultat particulier, qui a des conséquences importantes, a été régulièrement discuté, notamment par O. Godard, qui a réexaminé les "stratégies" proposées pour tenter d'y échapper: ses conclusions établissent qu'on ne peut pas vraiment l'éviter et qu'une révision est donc nécessaire quant au statut de la théorie des externalités dans le domaine de l'environnement. Voici précisément ce qu'explique O. Godard:
En conséquence, l’architecture du modèle 2 étendu aux enjeux d’abord écosystémiques (et en fait également humains) ne peut conduire notamment à respecter les "bons états écologiques" des écosystèmes ou les "safe minimum standards" des populations végétales ou animales.
Malheureusement ces résultats sont très peu connus des acteurs de l'entreprise, de la comptabilité et de la finance...
Où arrive CARE!
Partant de ce constat, que le modèle 2 est à la fois une vision en désaccord avec la réalité historique et de terrain des entreprises, centrée sur un seul acteur (l’actionnaire/propriétaire) et dont l’extension aux enjeux extra-financiers est en porte-à-faux avec les exigences écologiques, CARE se base sur le principe suivant :
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repartir de l’architecture classique du modèle 1, puis
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étendre le capital selon cette vision (le capital comme dette monétaire) aux enjeux extra-financiers, de façon à intégrer directement dans la comptabilité la notion de préservation/dette écologique et
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en déduire les conséquences comptables, économiques et organisationnelles.
Dans ces conditions, l’élément structurel de CARE, le "capital" correspond, par extension du modèle 1, à une avance non seulement monétaire mais également écologique (un écosystème, tel qu’un sol particulier ; le climat ; la biodiversité ; un être humain particulier ; etc.), permettant l’activité de l’organisation, et constituant en regard une dette pour l’entreprise : l’entreprise doit ainsi être en mesure de préserver à termes ces « avances ».
Plus précisément, un capital pour CARE est une "entité" (matérielle ou non, humaine ou non), employée et consommée (par l’organisation) dans son modèle organisationnel, dont l’existence est indépendante de l’activité de l’organisation (notamment de son utilité/productivité), et reconnue comme devant être préservée. Un capital est une "entité capitale", source de préoccupations.
Il y a ainsi autant de capitaux que d’entités naturelles et d’êtres humains employés par une organisation. La figure suivante résume ensuite l’architecture de CARE : comme on peut le constater, il s’agit d’une extension directe du modèle 1, CARE, par définition, intégrant dans son projet l’exploration systématique des conséquences du modèle 1 concernant les enjeux extra-financiers.
Fig. 3
Architecture de CARE
Extension du modèle 1 à des capitaux (comme avances/dettes) socio-environnementaux
En conséquence, les actifs au sens de CARE sont les emplois des capitaux ; le support de l’activité des organisations n’est donc pas les capitaux eux-mêmes, mais les emplois faits des capitaux (ce qui n’est pas très éloigné de l’économie de la fonctionnalité). Cela permet à la fois de différencier :
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les enjeux de préservation (portés par la notion de « capital ») et les enjeux de productivité/exploitation (portés par les actifs/emplois) – un capital pour CARE n’est donc pas productif : c’est son emploi qui est productif –
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de mieux comprendre le modèle d’affaires des organisations
Sur ce dernier point, CARE est très souvent, dans les expérimentations, utilisé pour mieux comprendre le modèle sur lequel repose les organisations (notamment les modèles d’affaires).
Par exemple, dans le cas d’exploitations agricoles, CARE permet de mettre en évidence que le sol est utilisé a minima de trois façons différentes :
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pour assurer la croissance des plantes (emploi de culture) ;
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pour permettre le passage des machines et des humains (emploi de support des activités) ;
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pour « entreposer » littéralement des excès de produits phytosanitaires, donc des polluants (emploi d’entreposage de polluants).
Dans ces conditions, chaque emploi est à la fois (et il y a là un dualisme fondamental) un support de productivité et une dégradation des capitaux employés. La notion d’emploi (donc d’actif) rend possible de lier intrinsèquement "création de valeur" et "dégradations écologiques", pour mener une analyse méthodique de ces liens.
Enfin, comme dans le modèle 1, les ventes, apportant de nouvelles ressources à l’organisation (ici une entreprise), sont dédiées d’abord aux activités de préservation des capitaux : le profit est un surplus obtenu après garantie de la conservation réelle ou potentielle de tous les capitaux (sans hiérarchie).
CARE met donc en évidence deux fonctions centrales des organisations : l’exploitation (source de valeurs) et la préservation. L’exploitation emploie et consomme (donc dégrade) des capitaux, tandis que la préservation permet de prévenir ces dégradations ou de restaurer les capitaux.