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Qu'est-ce que la comptabilité? 

La comptabilité semble n'être qu'une simple technique « froide » et calculatoire de gestion, relevant de pratiques un peu nébuleuses et insipides, et surtout ancrées dans un capitalisme financiarisé.

 

Retour sur une vision faussée de la comptabilité.

En quoi la comptabilité a toujours accompagné les sociétés humaines et en quoi elle est nécessaire pour penser la transformation écologique de nos sociétés actuelles ?

La comptabilité semble n'être qu'une simple technique « froide » et calculatoire de gestion, relevant de pratiques un peu nébuleuses et insipides, et surtout ancrées dans un capitalisme financiarisé ?

Cette vision très répandue des systèmes comptables est d’ailleurs amplifiée par la majorité des enseignements universitaires ou professionnels et par les traitements médiatiques, qui se concentrent uniquement sur la comptabilité comme technique quantitative financière, économique, et fiscale, tour à tour rébarbative ou source de rentabilité accrue.

Or cette perspective, qui réifie et dépolitise la comptabilité, est loin de refléter la richesse et le rôle central qu’elle a joué et qu’elle peut jouer pour préparer l’avenir, tout en évitant le champ des controverses sociétales, voire politique, qu’elle permet d’aborder et de structurer.

 

Ce qu’est (vraiment) la comptabilité

 

Fonctions anthropologiques de la comptabilité

Les systèmes comptables apparaissent dès l’origine des civilisations humaines, en Mésopotamie, bien avant l’avènement du capitalisme.

D’un point de vue anthropologique,

« les enregistrements comptables sont des représentations physiques abstraites des échanges passés et des efforts de coopération […] Associés à la langue, au droit et à d’autres institutions de soutien à la coordination, les systèmes comptables […] ont aidé les civilisations humaines à émerger » (traduction).

La comptabilité constitue ainsi un des fondements des coordinations et coopérations organisationnelles dans les sociétés humaines. Chaque civilisation a développé ses propres systèmes comptables et ceux-ci ont participé à instituer et développer opérationnellement ces sociétés.

Ainsi la comptabilité mésopotamienne, centrée sur la stabilisation des prix, ou la comptabilité bouddhiste divergent fortement de nos systèmes comptables actuels, techniquement mais surtout conceptuellement.

Historiquement et justement conceptuellement, les systèmes comptables peuvent être décrits par les fonctions qu’ils assurent, à savoir :

  1. Prendre en compte : la comptabilité est tout d’abord structurée autour de la représentation (qualitative), de la modélisation et de la classification des événements, des interactions et des informations considérés comme importants, significatifs (on parle de « matérialité » de l’information comptable pour désigner les informations significatives), entre l’organisation et son environnement socio-économique – voire socio-naturel. Précisons que la comptabilité a émergé bien avant l'existence du "nombre": la fonction première de la comptabilité n'est donc pas de compter, mais de représenter. Ainsi, d'un point de vue historique, "accounting is largely a means of classifying entries into proper pigeonholes, which are called accounts": la comptabilité est avant tout un système de classification, la question centrale étant ainsi quoi classer, comment classer et pourquoi classer? 

  2. Etre comptable (de ses actions) : les systèmes comptables agencent ensuite les régimes de responsabilités, de redevabilités (accountability) des organisations, c’est-à-dire qui est responsable, envers qui et pourquoi. En cela, la comptabilité établit un lien ténu avec le droit ; en particulier, la comptabilité est un type de droit économique;

  3. Compter : les systèmes comptables fournissent en outre des métriques particulières, quantitatives et qualitatives, monétaires ou non, aptes à rendre commensurables certaines informations considérées comme importantes. La question centrale posée par cette fonction comptable renvoie à la façon dont le chiffre est construit, c’est-à-dire sur quelles conventions et représentations il repose et pourquoi il est créé ; 

  4. Rendre compte : la comptabilité organise enfin la communication et la discussion autour de ces informations, en fonction des acteurs identifiés comme destinataires privilégiés de celles-ci. En-cela, ils participent à la définition et la stabilisation des modalités de gouvernance des organisations, autour de ces acteurs privilégiés.

La comptabilité, une architecture organisationnelle

Et pourquoi la comptabilité est indispensable pour les organisations humaines, au-delà de l'économie et du droit?

On peut en fait utiliser une comparaison pour mieux comprendre le rôle de la comptabilité dans la structuration des coordinations et coopérations au sein des sociétés humaines :

la comptabilité fonctionne de manière similaire à l’architecture, où le bâtiment à construire serait une organisation [c'est-à-dire un ensemble d'activités humaines organisées ou à organiser] (une entreprise par exemple).

Supposons pour simplifier qu’on veuille bâtir un édifice en bois : on utilisera un même matériau, le bois justement, en quantité, volume, dureté, etc. particuliers. Ce bâtiment devra en outre suivre certaines règles de droit, à savoir des règles d’urbanisme. Néanmoins un tel bâtiment ne peut se résumer à des grandeurs quantitatives et des règles externes d’urbanisme : plus clairement, construire cet édifice exige de savoir comment organiser les éléments de bois entre eux pour que ce bâtiment tienne et soit fonctionnel. Et même si chaque élément du bâtiment reste en bois, il y aura une différence fondamentale entre une solive, un arbalétrier, un chevron, etc.

Chacun de ses termes renvoie à une différence de fonction du même matériau, le bois, et les grandeurs caractéristiques (masse, taille, dureté, etc.) ne sont importantes que prises dans ses fonctions.

Pour être plus clair, construire un bâtiment ne peut déjà se faire simplement sur la base d'une connaissance de grandeurs quantitatives, même si celles-ci sont essentielles. Par exemple, il est clair que débuter une telle construction sans garantir un volume suffisant de bois est insensé, mais même si la connaissance de cette information est nécessaire, elle ne peut résumer la construction d'un bâtiment, tout son processus

De même, l'organisation de ces grandeurs quantitatives (volume de bois, masse, dureté, etc.) ne peut se faire de manière purement technique, sur la base de simples modélisations mathématiques: aucun bâtiment n'est ainsi la simple résultante de modèles mathématiques et de la simple prise en considération de grandeurs quantitatives. Tout est surtout une question de processus, incertains, d'organisation des éléments, des fonctions particulières de chacun d'entre eux, etc. de façon à ce que le bâtiment tienne debout et soit pérenne, malgré les différents aléas. L'architecture est l'orchestration de tout ce processus de construction, relativement aux éléments physiques nécessaires à cette construction.

De façon identique, le droit de l'urbanisme codifie certaines règles particulières de construction, mais ne permet pas concrètement de faire tenir debout un édifice. 

L'architecture est ainsi autre chose qu'une gestion technique de grandeurs physiques, qu'une modélisation mathématique, que le respect de droits particuliers, etc., c'est tout un art rigoureux et codifié du processus, de l'organisation de "certaines choses entre elles", de mise en évidence des fonctions de chaque élément pour obtenir une coordination de ces éléments non pas optimale (car cela n'existe pas), mais cohérente, à même de garantir une stabilité et une esthétique de l'édifice. L'architecture est dès lors la rencontre entre la pratique et la théorie, dans l'intimité de la construction d'un bâtiment.

La comptabilité, l'art rigoureux de structurer les processus des organisations humaines

De la même façon, une organisation humaine ne peut se résumer à des grandeurs par exemple économiques/financières et des règles externes de droit (droit des sociétés, droit socio-économique, droit fiscal, etc.) : il est nécessaire de structurer l’organisation des éléments financiers, en particulier (et d'autres éléments non financiers - ce qui constitue le coeur de CARE justement), pour que cette organisation tienne, soit pérenne et ne s’effondre pas.

Pour comparaison, une large part des théories économiques, notamment celles reposant sur les visions dominantes actuellement

  • est orientée vers les "résultats", quantifiables, en prenant cela comme un objectif indépendamment de la manière dont ce résultat doit être atteint;

  • considère les modèles mathématiques comme le fondement des approches scientifiques de l'action humaine;

  • ne peut ainsi intégrer l'incertitude radicale, celle expérimentée dans la vie de tous les jours, car traitant l'incertitude comme un simple phénomène probabiliste, statistiquement évaluable;

  •  suppose une certaine rationalité dans les choix des acteurs, faisant que les activités humaines sont perçues comme le résultat de choix rationnels pré-déterminables (le processus s'efface donc devant cette rationalité); en conséquence, toute organisation n'allant pas dans le sens prévu conduit à une analyse en termes de biais de rationalité: le processus organisationnel est dès lors conditionné par la rationalité économique; tout écart est un biais à analyser, éventuellement à corriger, conduisant à mettre en place des dispositifs d'incitations/contrôles particuliers pour rediriger l'action humain vers plus de "rationalité".  

Or toute l'activité organisée humaine est contraire à cette analyse... En particulier, les activités des organisations:

  • sont orientées vers les processus;

  • ne se limitent pas aux modèles mathématiques, en particulier, car les mesures requises ne sont pas toujours possibles et les options disponibles ne sont pas toujours claires;

  • ne peuvent supposer une quelconque rationalité, car les personnes et les systèmes ne sont pas "rationnels", ils sont simplement humains. Dans ce cadre, c'est le processus organisationnel qui est prédominant sur une analyse économique; le but recherché n'est pas une rationalité économique, mais une structuration des activités humaines pour qu'elles fonctionnent, ce qui conduit à relire l'économie sous un angle inversé: c'est à l'économie d'accepter comme normale (et non biaisée) toute forme fonctionnelle d'organisations. Sur ce point, l'émergence de la comptabilité socio-environnementale dans les années 1960 s'est en partie faite sur cette idée: "as standard of living has increased it may be desirable for individual firms to allow and encourage certain economic inefficiencies so that pressing social and psychological needs may be met". En d'autres termes, du fait de principes sociaux et psychologiques, il était considéré comme normal de modifier les organisations humaines pour intégrer ces exigences, quitte à encourager des inefficacités économiques: c'est en définitive à l'économie, en fait, de s'adapter et non l'inverse!

La comptabilité est donc littéralement l'architecture des activités organisées (ou à organiser) humaines. 

Ce n’est d'ailleurs pas anodin que l’agencement de la comptabilité financière soit appelé actuellement un plan comptable…

 

La perception de la comptabilité comme un simple outil technique vient d'une économisation particulière de la comptabilité (et de l'organisation d'ailleurs): c'est l'équivalent de la transformation de l'architecture en une simple technique de construction quasi-automatisée. Cela correspond à un projet de négation fondamentale de la réalité des processus, pour ne comprendre l'activité humaine que de façon quantifiée, automatisée, modélisée à l'avance, etc. bref, déshumanisée. 

La vision de la comptabilité actuellement n'est que le reflet de la déshumanisation même, sur le plan conceptuel, des organisations. 

La comptabilité, c'est avant tout politique!

car c'est l'art de la mise en forme de l'espace commun organisé

En fait, tout comme "l’architecture, en tant que mise en forme de l’espace commun, est un art éminemment politique", la comptabilité, en tant que mise en forme de l’espace commun organisé, est un art éminemment politique : la comptabilité, c’est avant tout politique!

Prenons l'exemple de la comptabilité financière pour illustrer cet enjeu politique.

Tout d’abord, la comptabilité soviétique, capitaliste libérale, capitaliste d’Europe continentale ou autogestionnaire (telle qu’utilisée durant quelques années en Yougoslavie) n’ont rien à voir déjà dans leur système de représentations (fonction comptable n°1 énoncée ci-dessus) : par exemple, là où la comptabilité autogestionnaire ne reconnaît pas de salaires et de salariés, la comptabilité capitaliste (en tout cas durant le 20e siècle) conceptualise le travail comme un coût.

De même, les systèmes de redevabilité comptables (fonction 2) diffèrent concernant les responsabilités vis-à-vis de l’Etat notamment.

 

Les façons de valoriser (fonction 3) les actifs sont également très différentes, la comptabilité capitaliste libérale cherchant surtout à montrer la valeur marchande de ces actifs, tandis que la comptabilité d’Europe continentale, la valeur d’usage/d’exploitation de ces mêmes actifs.

Les acteurs désignés comme principaux destinataires de la comptabilité financière (fonction 4) vont également évoluer : alors que la comptabilité d’Europe continentale du 19e siècle fait des créditeurs (hors actionnaires) – banques, fournisseurs – les destinataires privilégiés de l’information comptable, la comptabilité du 20e siècle retient majoritairement le gestionnaire comme acteur principal de la gouvernance des entreprises. Et il faudra attendre la fin du 20 siècle (soit très récemment) pour que l’actionnaire devienne un destinataire principal de certaines perspectives comptables, d’obédience plus anglo-saxonne.

La comptabilité, entre théorie et pratiques

On peut en fait résumer la place de la comptabilité (financière) dans l’économie et son rôle politique et théorique de cette façon : "la comptabilité est en réalité le seul langage commun à tous les acteurs et partenaires de l’entreprise […] Or, derrière les comptes, il y a les normes comptables. Ce sont les règles du jeu. Et de telles règles ne sont jamais neutres. Elles peuvent avoir des conséquences qui influencent en définitive les stratégies et les décisions des entreprises. C’est pourquoi les normes comptables, les concepts sous-jacents et leurs fondements logiques revêtent une importance décisive. Ce matériau théorique influence la compréhension et le pilotage de l’activité des entreprises, et donc potentiellement la marche de l’économie entière" (citation de Maurice Lévy, qui n'a rien d'un académique ou d'un théoricien mais est un praticien aguerri - indépendamment de sa vision de l'économie).

Comme l'architecture, la comptabilité est dès lors ancrée dans des pratiques mais est également un matériau théorique, forgée par des concepts particuliers non neutres voire politiques, déterminant nos systèmes socio-économiques : les systèmes comptables constituent en cela le point de rencontre entre pratiques opérationnelles (pour les organisations), normes sociales et théories socio-politiques, orientant et structurant ainsi les pratiques dans un sens ou dans un autre. Comprendre la comptabilité, c’est d’abord comprendre ce matériau théorique et les controverses attenantes.

Lien avec C.A.R.E.

Tout le projet CARE repose sur cette lecture de la comptabilité et a comme ambition de renouveler l'architecture comptable, en s'inspirant de celle concrètement utilisée dans la vie de tous les jours des organisations actuellement mais pour la modifier profondément, afin de la rendre compatible avec les exigences de l'écologie.

Pour mieux comprendre ce qu'est CARE, c'est ici.

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